And Nothing Else Matters ...[Noah Demesline]

Manipuler la magie avec talent était une taché bien ardue, quelle que soit votre expérience dans ce domaine, vous trouverez toujours une tache qui dépasse vos capacités. Le moindre faux pas, la moindre distraction pouvait coûter tellement cher. Contrairement à ce que pourraient penser la majorité des personnes, la magie est un art qui est aussi épuisant pour le corps, que pour l’esprit. Imaginez si vous aviez à porter des sacs de farine pendant plusieurs heures tout en effectuant des mesures astronomiques et en tentant de gagner une partie d’échec. La magie demande une focalisation extrêmement importante et une capacité de se détacher des évènements qui entourent le praticien de façon hermétique. C’est pourquoi le tévintide aimait à s’isoler pour travailler son mana. Car si en apparence son travail s’effectuait tout seul, il lui fallait travailler le moindre détail, et si par malheur quelqu’un venait le déranger et le sortir de sa torpeur, il risquerait de déverser le flot de magie qui lui sert à façonner ses œuvres. Yannis avait donc pris l’habitude de s’isoler de tous, cela lui permettait donc de rester loin de l’agitation, mais aussi de pratiquer son art dans la tenue la plus simple qui fut, un pantalon surpassé d’un tablier en cuir pour le protéger de la chaleur, ainsi que des gants renforcés afin d’isoler ses mains de la chaleur intolérable du métal en fusion, bien qu’il fut constamment sous la surveillance des templiers.

En tant qu’unique mage à pratiquer cette forme de l’Aether, il tentait de conserver un semblant de secret autour de ses talents et de ses pratiques, c’était aussi une des raisons qui faisaient que personne ne pouvait se vanter de l’avoir observé pendant sa labeur, ou tout du moins pas avec la confirmation de l’artisan. Car c’était ainsi que beaucoup le surnommait, l’Artisan, car il représentait une nouvelle vision de la magie, ou plutôt une forme oubliée de cette dernière. En effet, le commun des mortels imagine la magie comme l’art de soigner les plaies sans les toucher, celui de créer des boules de feu, d’invoquer des esprits, et pour les plus inventifs, de ressusciter les morts, mais cela ne représente seulement qu’une infime partie de ce qui se fait dans le domaine magique. L’altération de la réalité, la possibilité d’ouvrir une porte d’un simple mouvement de la main – dans l’air bien entendu – de rédiger une lettre sans jamais toucher la plume, tant de formes de magie qui facilitent la vie des mages sur bien des plans.

Concernant Yannis, il était à la forge, ou ce qui lui faisait office de forge pour le moment, depuis bien longtemps, une demi-douzaine d’heures au bas mot, travaillant sur une arme, qui servirait plus à être exposée qu’à tuer pour être franc. Une épée batarde dont la poignée était sertie d’améthyste et qui possédait une garde représentant trait pour trait des ailes. Dans les moindres détails, il s’était d’ailleurs servi des croquis présents dans une encyclopédie afin d’être le plus près possible de l’original.

Debout près du bac d’eau, ses veines saillaient sur ses bras, ainsi que dans son cou, tandis que son visage ne laissait paraître aucune trace de fatigue, uniquement quelques gouttelettes se frayant un chemin de la pointe de ses cheveux jusqu’au bout de son bras..

Pour les templiers, qui n’avaient pour unique activité que l’évolution de son travail, cela devait être sacrément impressionnant à voir, tout en restant assez étrange. Car observer la transformation de la lame reviendrait à suivre la courbe du soleil en le fixant toute la journée, d’infimes modifications qui amènent à quelque chose de totalement différent de l’objet d’origine.

Soudain, un long soupir quitta les lèvres du mage qui sembla se détendre totalement, sans un mot, ni un regard aux templiers, il posa l’épée sur son établi, lui laissant le temps de refroidir. Il pourrait la sertir proprement quand elle serait redevenue aussi froide que le métal qui la composait. D’un geste Yannis retira son tablier, le posa sur une chaise et alla se rincer le visage. La fraîcheur de l’eau était la bienvenue, et lorsqu’il rompit le contact entre eux deux, il remarqua que l’un des templiers en charge de sa surveillance pour l’heure, n’était autre que Noah, son ami et geôlier. L’Artisan lui jeta un coup d’œil, ne s’arrêtant qu’un millième de seconde sur lui, tout en lui glissant un sourire, entamer une conversation n’était pas dans les cordes de l’apprenti, beaucoup plus apte à la poursuivre et la prolonger.

Le liquide continua de couler de ses cheveux, glissant le long de ses épaules, traçant un sillon dans la sueur et la crasse s’étant accumulées pendant toutes ces heures sur son corps. Lui donnant une allure à la fois sauvage et très attirante..

Contrairement à la conjecture populaire, les templiers n'avaient point le temps pour la monotonie lorsqu'ils étaient restreints à demeurer à la Tour du Cercle. Outre la surveillance portée à leurs enchanteurs et apprentis, ils s'occupaient en s'entrainant aux abords des rives du lac, lustraient leurs armes et armures, s'autorisaient des instants de camaraderie ou partaient en quête de la sérénité en priant le Créateur. Ils avaient aussi le privilège de recevoir des lettres de leurs proches qu'ils n'avaient le droit de lire qu'une fois dans leurs quartiers pour ne pas entièrement se couper du monde extérieur contrairement aux mages. Parfois, certains étaient aussi relayés à la vigilance des quais et en profitaient pour aller quérir l'ivresse à la Princesse Capricieuse qui était habituée à recevoir la visite de ces soldats chantristes... Malgré que ces derniers s'y rendent durant leur service. Un égarement dont ne faisait pas preuve Noah, sempiternel fidèle au poste, qui veillait depuis le ponton que la nuit s'écoulait sans heurts. La première fois qu'il avait fait son tour de garde ici même, il n'avait pas été particulièrement rassuré d'oeuvrer dans la pénombre avec comme seules mélodies les éclats d'écume et les beuglements d'ivrognes. Une ambiance que l'on apprenait à prendre comme un fond sonore usuel avec le temps, et plusieurs années d'expérience avaient contribué à renforcer le jouvenceau qu'il avait été à son arrivée. La sorgue n'en restait pas moins longue et froide, il ne fut donc pas mécontent d'apercevoir l'un de ses collègues venu le remplacer aux premières nitescences de l'aurore. Il put retrouver la chaleur de la Tour ainsi que quelques-uns de ses habitants encore patauds d'un réveil à peine entamé.

L'orlésien ne s'octroya que deux petites heures de sommeil avant de déambuler dans le secteur de la réserve auprès des Apaisés, sachant qu'il aurait le loisir d'étreindre le repos plus tôt en fin de journée pour compenser son travail nocturne. Il fut le témoin de quelques chicanes, d'un long monologue sur la meilleure des manières d'utiliser la liqueur d'elfidée pour en faire une infusion et même d'une délibération perdue d'avance entre Owain – le responsable de la réserve – et un apprenti qui désirait lui faire entendre raison. Tenter la controverse avec un Apaisé était aussi utile que de converser avec un pan de mur, mais admirer l'exaspération du jeune magicien l'avait discrètement amusé, il l'avouait.

L'un de ses homologues remonté du sous-sol l'interpella alors pour lui demander de le relayer à son poste auprès de Yannis, ne manquant pas de souffler un commentaire scabreux sur l'utilité de cette tâche qu'il considérait comme ingrate. Navré de constater que certains trouvaient vain de laisser leurs mages les plus prometteurs s'exprimer, Noah accepta néanmoins, toujours ravi d'être en présence du tévintide qui fournissait l'effort d'estomper ses lubies quinteuses en sa présence. Il s'en alla donc rejoindre la forge qui avait été improvisée sous la demande du Premier Enchanteur, veillant à ne surtout pas interrompre la concentration du plus jeune. Bras croisés, ses prunelles de céladon ne purent qu'admirer son art forgeur, lui qui appréciaient particulièrement les oeuvres empruntes d'âme et d'unicité. Collectionneur confirmé, l'armurerie de sa demeure familiale en Orlaïs recelait de cottes et épées en tout genre, de toutes origines et de toute ancienneté, certaines chinées dans des commerces notoires, d'autres chez de illustres antiquaires. Pouvoir observer le mage façonner ses propres envies dans l'ardeur du métal était un spectacle de toute beauté, qui s'il en exaspérait beaucoup, intriguait le jeune blond. Qui plus est, comment ne pas se laisser captiver par les contractions et le labeur de ces courbures musculaires, une anatomie miroitante de sueur et un éclat univoque de passion dans son regard. Lui, n'avait jamais été un quidam inspiré par le stupre, mais il savait reconnaître la « beauté » des choses dans son sens le plus universel, le plus pur et ineffable. Instruit à l'art et la philosophie, il aimait parfois avoir une vision moins concrète, plus spéculative de la vie. Candide et utopiste diraient certains, il n'en demeurait pas moins parfaitement conscient de la réalité et savait user de politiques moins innocentes.

A l'issu d'une bonne heure, le mage remarqua sa présence. Sa frêle risette fit sourire le templier, invitation tacite à entamer une discussion à défaut de pouvoir le faire lui-même alors qu'il prenait une pause. Il empoigna donc la serviette qui se trouvait non loin de lui et s'approcha, la lui tendant aimablement.

« Tu ne devrais pas te surmener... As-tu pensé à manger aujourd'hui ? »

Il le connaissait ce vil bougre, omettant littéralement de se sustenter et même parfois de dormir, ce qui ne manquait par ailleurs pas d'agacer les geôliers chargés de rester éveiller pour le surveiller. Heureusement que Noah n'était pas le seul à voir le travail de Yannis d'un bon oeil, d'autres templiers ne manquaient pas d'exprimer leur approbation, quant au Chevalier-Capitaine, cela lui donnait un moyen de pression si le mage se risquait à se faire fomentateur. L'orlésien se demandait d'ailleurs s'il s'était montré raisonnable durant son absence, car il était rentré de mission il y avait peu de temps, d'ailleurs accompagné d'une sylphe ligotée qui s'était enfuie du Cercle quelques semaines auparavant. Son regard observa alors les diverses créations qu'il n'avait pas vues avant son départ jusqu'à s'arrêter sur la lame fraîchement forgée. Avec les années et l'expérience, le tévintide pourrait avoir la prétention de devenir un fournisseur officiel des armées, ou rejoindre les lucrosiens en vendant ses oeuvres pour enrichir le Cercle et faire connaître sa facture. Peut-être même que s'il décidait de coopérer avec un enchanteur maîtrisant les runes, leur collaboration s'avérerait grandiose. Mais après tout, il était encore dans son apprentissage, il n'avait pas même passer sa confrontation... Ce qui commençait sérieusement à tarder soit dit en passant, pour quelqu'un présent depuis dix ans. Noah s'inquiétait secrètement, il espérait que Yannis ne délaisse pas ses leçons pour sa forge au risque de ne jamais être prêt et de ne pas réussir son épreuve, ou pire encore, de ne pas avoir la possibilité de la passer. Devoir faire de lui un Apaisé... Mieux valait ne pas y penser.

« Il y a plus d'armes que la dernière fois où je suis venu, les as-tu déjà toutes baptisées ou sont-elles condamnées à être sans nom ? »

Sa phrase fut ponctuée par un rire clair, amenant la conversation sur un ton de légèreté avant que le sujet ne soit pris trop au sérieux.

Bien qu’il appréciait le templier, Yannis n’oubliait pas pour autant qui il était, et surtout, qui était son père, Ser Demesline père.. L’homme ayant changé sa vie a tout jamais. Sans lui, il ne serait pas dans cette tour à patienter tant bien que mal depuis dix années. Mais il il ne pouvait reprocher cela à Noah qui ne pouvait en rien être blâmé des actes de son père, même s’il n’hésitait pas à le reproduire dans le cadre de sa propre fonction. La foi que l’orlésien semblait avoir en le Créateur dépassait l’entendement de Yannis qui n’arrivait pas à saisir la possibilité d’une existence surnaturelle qui pourrait avoir créé le monde. Mais le tévintide ne s’était jamais intéressé à ces croyances, préférant l’étude de savoirs concrets, ou prouvés. Le jour où le Créateur viendrait lui parler et lui expliquer le pourquoi du comment des choses ayant eu lieu aux cours de ces deux mille dernières années, il admettrait son existence et plus particulièrement sa puissance surnaturelle.

Mais le sujet n’était pas à l’ordre du jour, ce qui intéressait le jeune apprenti, n’était autre que la possibilité d’utiliser deux métaux différents afin de créer un alliage plus résistant, à l’instar de l’acier qui résultait de l’alliage de l’assemblage de quatre métaux différents. Yannis s’intéressait plutôt à l’alternance entre argent et tungstène pour que la lame soit à la fois plus légère mais que son aspect esthétique ne soit pas négligé. La différence ne s’était pas réellement faite sentir pendant la forge de la lame, car ses muscles étant constamment en activité, il ne pouvait se focaliser sur le très probable changement de poids. Cependant, le retour de Noah à la Tour lui permettrait de lui demander de comparer entre cette dernière lame, et Sinder, une autre épée qu’il avait forgé quelques mois auparavant et dont la taille et la forme était à peu de choses près semblables à cette dernière création.

Au cours de ces dix dernières années, il avait élargi son éventail de créations, débutant sur la forge d’argenterie banale, telle qu’une fourchette, ou une cuillère, il avait ensuite lentement pris de l’aisance, remplissant quelques petites tâches afin d’aider la réparation de la Tour, forger un boulon, remplacer un barreau à une rambarde, éprouvant sa minutie afin que le dit barreau soit semblable aux autres. L’Artisan s’était fait un nom parmi ses camarades, et même s’il n’était pas aussi doué qu’eux pour les concours de lancer de boules de feu, il était en revanche capable de devancer n’importe qui à la course, simplement en alourdissant le poids d’une pièce métallique de leur tenue. Et puis malgré tout, sans jamais avoir suivi l’entraînement des templiers, il avait appris à manier les lames, de manière plus ou moins instinctive, il avait d’ailleurs déjà pensé à demander aux gardes de lui apprendre quelques passes. Cependant, il savait pertinemment que ces derniers ne lui feraient pas cet honneur.
Noah avait réagi à son sourire, et il lui épargnait même la tâche d’aller chercher une serviette pour sécher ses cheveux, lesquels continuaient de laisser goutter l’eau, provoquant une réaction nerveuse, celle de secouer la tête dans tous les sens, en espérant naïvement que cela aurait raison de tout le liquide présent sur cette dernière. Yannis s’empara de la serviette lorsque le templier la lui tendit, et il le gratifia d’un sourire, alors que son ami lui faisait déjà un sermon, sans grand impact sur le mage.

« Tu connais déjà la réponse Noah, je n’ai pas quitté la forge depuis que j’ai commencé cette épée, et tu sais comme il est facile de perdre la notion du temps dans cette piècée.. »

En effet, enfermé dans la forge, sans aucune indication de l’évolution de la journée, il ignorait totalement l’heure qu’il était, aussi était-il possible qu’il fut le début de la journée, comme le milieu de la nuit, qu’il n’en eut aucune idée. Les seules sources de lumière étant le feu de la forge, et les quelques torches agrémentant le mur de leur présence. Il devait toutes les allumer et les éteindre lui-même à chaque fois qu’il venait travailler.

« Oh.. Tu sais bien qu’elles trouveront toutes un nom qui leur sierra. Pour le moment, seule cette masse est nommée, Graiv.. Mais j’ignore que faire de toutes mes créations, car si certaines trouvent un acquéreur dans la Tour, la majeure partie d’entre elles restent stockées ici.. J’aimerais tant pouvoir œuvrer sur commande, devoir faire face aux conditions imposées par le commanditaire… »

Mais Yannis se rendit compte qu’il commettait certainement une erreur en avouant ses envies de liberté, préférant passer sous silence ce qui risquerait de le trahir.. Son regard chercha celui de Noah, puis lorsqu’il sut qu’il l’avait saisi, il le lâcha et pointa de l’index un pendentif qu’il avait minutieusement travaillé quelques temps auparavant. Il représentait le symbole des Templiers, une épée pointée vers le bas, cerclée de flammes purificatrices. Le mage y avait passé de longues heures, assis à son atelier, travaillant la forme et la couleur avec patience. Au centre de chacune des six flammes était enchâssé un rubis de la plus belle facture et qui provenait directement des plus beaux de la collection de l’Artisan. Puis, en guise de pommeau, un minuscule morceau de lyrium sertissait le pendentif, dégageant une légère aura que l’apprenti arrivait à percevoir de ses yeux de tévintide. Délicatement il s’en empara, ainsi que de la chaîne qu’il avait créée à cette intention, en mailles extrêmement fines, elle était aussi légère que résistante, Yannis y ayant placé un léger enchantement d’indestructibilité qu’il avait trouvé dans un livre. Il les tendit à Noah avec un grand sourire illuminant ses traits trop souvent ternis par son sérieux.

« Comment les trouves-tu ? »

Lorsque le templier les eut pris dans les mains, Yannis ne put rester en place, ses yeux décryptant la moindre réaction sur le visage de l’orlésien. Après une dizaine de secondes, il ajouta : « Ils sont pour toi, en symbole de notre amitié ! »

Se laisser dépérir pour sa passion, une chose que Noah connaissait, lui qui traversait le pays de long en large en ignorant la famine et l'éreintement uniquement pour honorer sa foi. La valeur du sacrifice, celle d'une volonté sans cesse renouvelée face à l'adversité, engendrée par un soutien divin et bien plus encore. Nombre de quidams auraient pu lui conseiller d'estomper la ferveur de ses exploits, de songer à se sustenter plutôt qu'à courir l'apostat ne serait-ce que durant une petite heure, mais cela ne lui était pas envisageable à moins que l'intérêt n'en devienne vital. Alors, il comprenait que Yannis s'agriche à cette brèche de tout son soul, à cette nitescence dans un quotidien ombragé par la captivité. Peut-être était-ce pour lui synonyme d'espoir, un orgueil d'autant plus centré que son activité était univoque et signée de sa seule griffe. Une force comme une faiblesse dans un environnement tel que celui-ci, où privilèges étaient rapidement susceptibles de muter en talon d'Achille. Son apparence plus famélique qu'à l'accoutumée était un signe d'acharnement mais également d'omission, une abstraction de sa propre existence, de ses propres désirs et nécessités. Un jour viendrait où sa magie se lasserait de son esclavage, elle sera alors emportée par la narcose et ne s'éveillera qu'avec plus de considération. Même les sorciers connaissaient l'alanguissement, le templier s'étonnait d'ailleurs qu'il n'en soit pas encore le cas et craignait de trébucher sur le corps inerte de son ami, trop envieux de repos. Il ignorait les instructions de ses geôliers à ses risques et périls, et ces derniers semblaient enclins à ignorer son attitude. L'orlésien lui-même ne pouvait que clamer sa réprobation sans pour autant le sanctionner, ce n'était pas son rôle que de le paterner... Et c'était également risquer de provoquer un caprice une fois laissé au soin de ses collègues qui finirait par perdre la raison – ou à défaut de cela, leur patience. Pourquoi aimait-il tant à leur rendre la vie impossible ? Un patrimoine tévintide, peut-être.

Ainsi, l'apprenti n'eut qu'un hochement négatif en guise de réponse à son jeun, avant que ses prunelles ne dévient sur la fameuse masse nommée Graiv. Il se souvenait effectivement du jour où il l'avait façonnée, d'ailleurs, sans doute était-il parmi les seuls à suivre l'évolution de ces créations. A présent le Cercle de Férelden pouvait se targuer avoir son propre forgeron, ceci bien que les templiers conservaient leurs armes et armures de service et s'avéraient être peu friands des objets crées ici même, par leurs pensionnaires. Aussi bien une question de goût que de sécurité, il ne fallait accorder qu'une confiance limitée aux mages, un dogme qui leur était répété tous les jours durant leur formation. Ils n'auraient pas été les premiers à se faire duper par le maléfice d'un présent fielleux, d'une relation abusée aux seuls desseins létaux. Les plus indignes sévices et trahisons avaient été accomplies au nom de la survie, c'était aussi la cause de la catastrophe qui avait eu lieu ici même lors de l'enclin. Tout n'était que liaisons dangereuses et jeux de matoiserie, une guerre intestine si doucereuse qu'elle atteignait le paroxysme de l'insalubrité.

Yannis et Noah avaient été happés au coeur même de cette corruption, pris dans une amitié d'antagonisme, confiants et méfiants, aussi semblables que différents. Cela en était d'autant plus vrai que le patronyme de l'orlésien était la source des affres du tévintide, une fierté pour l'un, une malédiction pour l'autre. Ce somptueux collier avait peut-être été crée dans la douleur, taillé dans la souffrance, assemblé dans la mélancolie, mais était présenté comme un gage de saine amitié. Il représentait peut-être plus le mage que le templier, mais tout ceci n'était qu'affaire de spéculation, et la coutume ne prétendait-elle pas que c'est l'attention qui compte ? Pris au dépourvu par la valeur et l'ornementation du bijou, le jeune blond prit le temps de le contempler et surtout, de l'apprécier. Les traits physionomiques égarés entre fascination et plaisir oculaire, le mage savait décidément le caresser dans le sens du poils... Un peu trop peut-être.

« Je suis incorruptible, tu sais. »

Lança t-il d'un air taquin avant de ricaner.

« Je te remercie, je... C'est magnifique, merci. »

Les mots lui manquaient il devait l'admettre, songer aux nombres d'heures que l'apprenti avait dû passer rien que pour ce collier avait quelque chose de touchant. Le porterait-il ? Non, ils en revenaient toujours au même point. Il restait un mage, et lui un templier, et bien qu'il voulait croire en une concorde entre les deux camps la prudence ne cessait d'être de mise. Qui sait, un quelconque sort aurait pu permettre d'immobiliser l'orlésien s'il avait le bijou au cou, voire pire. Il le conserverait volontiers parmi ses pièces de collection, l'amènerait peut-être chez lui en Orlaïs ou au logement de sa famille paternelle dans la citée de Dénérim lors de sa prochaine permission. Enferment précieusement le présent au creux de sa main, il redressa la tête et observa son interlocuteur non sans se remémorer ses paroles précédentes. Il n'était jamais de bon augure que d'ouïr les fantasmes de liberté de leurs pensionnaires, si certains se permettaient seulement quelques chimères éphémères, d'autres ne manquaient en revanche pas de passer à l'offensive en forçant l'autorité de leurs geôliers. Cela en aurait été d'autant plus saumâtre pour le tévintide qu'il serait tenté de rejoindre l'Empire, la contrée la plus impie de toute tombée sous le joug des Inquisiteurs et de l'Archon Impérial. Noah avait déjà conté la haine viscérale de la majorité des populations envers les habitants de l'Empire à son ami bien qu'il doutait que cela lui ait fait prendre conscience des circonstances. C'était comme avancer que la guerre était une notion risible à un guerrier barbare qui possédait cela à même son sang.

« Tu devrais remercier notre Prophétesse d'avoir été conduit dans l'un des Cercles de Thédas, tu ne mesures pas l'hostilité du peuple à l'encontre des apostats, tévintides qui plus est. Tu penses que tu aurais l'opportunité d'oeuvrer en toute liberté à l'extérieur ? Les gens ne sont pas aussi magnanimes que le sont les templiers. »

Il prit conscience de son discours et soupira en massant l'arrête de son nez.

« Le Créateur te préserve, je n'ai pas envie d'être celui qui te sermonne en te répétant des choses dont tu n'as cure. »

Les discours les plus courts étaient les meilleurs, c'était tout du moins ce que Noah estimait à l'encontre de ce sujet épineux dont les pensionnaires entendaient suffisamment parler dans leur quotidien. Yannis était outrecuidant, sans doute une nature inspirée par ses quelques réminiscences infantiles, ce qui le rendait tout aussi récalcitrant dans ses opinions. Quant à l'orlésien, il n'était pas de ceux qui entraient délibérément en conflit pour imposer une vérité dite universelle. Il dévia sa lorgnade sur une superbe épée longue et s'octroya le droit d'en saisir le manche pour observer sa facture de plus prés tout en reprenant la parole.

« Pour tes créations, je suis persuadé que tu pourrais devenir un membre important parmi les mages, notamment les lucrosiens qui gèrent l'aspect financier du Cercle. Avec ta forge, tu pourrais même te faire une place au Collège des Mages, dans le Névarra, et pouvoir faire connaître tes oeuvres dans tout le continent. Les Cercles sont moins clos que tu ne le penses. »

Il caressa la lame du bout des doigts.

« Mais pour cela, encore faudrait-il que tu deviennes mage de rang, et donc que tu songes à ta Confrontation. »

Nouveau sujet sensible que cette fois Noah tenait à aborder pour ramener le tévintide à la dure réalité. Il était temps qu'il prenne ses responsabilités avant que l'inévitable n'arrive... Même si personne ne pouvait savoir ce qu'il adviendrait de Yannis si ce n'était leurs supérieurs hiérarchiques.

Il envisageait la fuite, depuis bien longtemps. Mais il savait parfaitement ce à quoi il risquait de se confronter, un lac, puis des villages inconnus, il savait vaguement vers où se diriger, mais il ne se sentait pas capable de le faire. Dans son esprit, devoir traverser le nord de Férelden pour attraper un bateau en partance pour les Marches Libres serait le plus gros du travail, il devrait ensuite réussir à rejoindre l’empire en un seul morceau.. Sans se faire rattraper par les templiers, et très certainement par Noah. Il n’avait aucune chance.

Il désespérait des deux situations, rester plus longtemps dans la Tour lui semblait une véritable torture, inimaginable. Et puis en face de ça, il ne sentait absolument pas capable de quitter la Tour en ayant la certitude de ne plus jamais y remettre les pieds, ou même tout simplement de ne pas abandonner au milieu de sa traversée du lac, et de se laisser couler, lui qui n’avait jamais appris à nager. Et il ne pouvait plus faire comme si de rien était, des rumeurs semblaient déjà courir autour de sa probable tentative d’évasion, et Yannis avait du mal à comprendre comment cela pouvait être possible, lui qui restait réservé sur les sujets les plus personnels, sa seul intimité dans cette Tour.. En compagnie de la forge.
Son regard cherchait donc une réaction dans la carapace de l’orlésien, qui lui fit une peur bleue en affirmant qu’il ne fallait pas essayer de l’acheter avec un collier, en un quart de seconde, un nœud se forma dans l’estomac de Yannis, qui se défit quelques secondes plus tard lorsque Noah le remercia. Un long soupir quitta les lèvres de l’apprenti mage, qui envoya une tape sur l’épaule de son ami

« Ne me fais plus jamais peur comme ça ! Tu ne peux pas imaginer le temps qu’il m’a fallu pour le forger.. »

Bien sûr, il savait que Noah ne pensait pas ce qu’il venait de dire, mais il avait tout de même eu peur. Puis l’orlésien recommença son éternel sermon, ce qui provoqua une réaction immédiate et sans appel de la part du forgeron, il lui tourna le dos et s’approcha du fourneau en serrant les poings.

« Noah, combien de fois devrais-je te répéter que je n’ai cure de tout cela ? Tes remontrances ne me changeront pas ! Tu n’es pas sans savoir ce que je vis ici, depuis dix ans ! »

Dans un excès de colère, il fit plusieurs grandes foulées jusqu’à Noah et leva son poing, loin derrière sa tête, se ressaisissant au dernier moment. Bien que son poing restait fermé, prêt à s’abattre sur la figure du templier, Yannis le fixait, cherchant désespérément une réponse dans le regard de son ami.

Ses doigts se desserrèrent et il laissa tomber son bras contre lui.

« As-tu seulement idée, de ce que cela signifie ? Vivre enfermé, pendant des années, et des années.. Je n’en peux plus ! Je ne compte pas partir mais.. » A l’énonciation de ce mensonge, Yannis se mordit la lèvre avant de reprendre sur un ton d’autant plus pathétique.. « Mais j’aimerais tellement que les choses changent.. »

Cela faisait longtemps que le tévintide ne s’était pas emporté de cette façon, la dernière en date ayant entraîné plusieurs fractures et quelques giclées de sang.

« Lornad, elle s’appelle Lornad.. Je l’ai faite il y a peu, mais elle restera ici, elle aussi finira par être accrochée à un mur, attendant désespérément un propriétaire. » Il évitait le sujet de la Confrontation que venait tout juste d’évoquer Noah, car il n’en savait pas plus que lui.. Puis il craqua. « Je suis au courant de la situation, mais que pourrais-je faire ? Je n’ai pas le don des autres pour manipuler le feu, pour guérir les plaies ou pour faire naître la lumière. Je me débrouille humblement dans ces disciplines, mais je n’y excellerai pas, car tel n’est pas mon désir.. Qu’ils me proposent la Confrontation, et je relèverai le défi avec plaisir, j’ai plus d’un tour dans mon sac ! »

Du bluff, rien que du bluff.. Il savait qu’il resterait incapable, et que cela risquerait de faire de lui un Apaisé.. Ce qu’il ne pouvait concevoir, il fallait que tout cela change. Yannis se déplaça vers la porte de la forge, posa ses mains sur la poignée, et jeta un coup d’œil à son ami.

« Viens.. Nous pouvons marcher, je reprendrai mon travail demain. »

Puis il abaissa la poignée et sortit de son atelier, en espérant que son ami changerait de sujet..

Les hostilités récurrentes, bien sûr, un véritable dialogue de sourds qui attristait plus qu'elle n'exaspérait le jeune orlésien. Il n'était pas de ceux qui imposaient une philosophie pour l'égoïste satisfaction d'avoir raison, ils avaient tous une vision différente de la vie, tous leur façon de servir leurs idéaux. Bien qu'il comprenait parfois les états d'âme des pensionnaires du Cercle, ces derniers pouvaient s'estimer heureux de subsister ici plutôt que sous le joug de Mérédith, dans les Marches Libres. Ils n'étaient pas les plus rudoyés des mages de Thédas mais ne semblaient pas en avoir conscience, pas même de ce qu'ils risquaient en s'essayant au monde extérieur. Il y avait ceux qui se résignaient, ceux qui préféraient opter pour le mutisme et d'autres – tel que Yannis – qui n'hésitaient pas à proférer leur désaccord avec un peu trop d'audace. Si l'apprenti était renommé pour ses superbes créations, il l'était également pour son attitude atrabilaire et ses excès de violence. Plus d'un avait été amené avec le nez cassé – dans le meilleur des cas – suite à une innocente chicane avec le tévintide. Les avertissements avaient donné suite à des sanctions avec la sempiternelle menace de lui interdire l'accès à la forge s'il ne se contrôlait pas. User de ses poings contre un autre mage était une chose... Mais le faire contre un templier ? Outre le fait établi que ces geôliers étaient avant tout des soldats entrainés au combat au corps à corps, le simple pantomime d'agressivité était d'un dangereux irrespect et passible d'indésirables conséquences.

Heureusement pour l'apprenti, Noah jugeait bon de faire preuve de placidité et d'analyse plutôt que d'impulsivité. Il ne bougea pas en dépit de ce poing menaçant prêt à s'écraser sur sa physionomie, ne quittant pas les prunelles de son interlocuteur en ne faisant que durcir son propre regard. Sourcils froncés, sa gentillesse innée possédait des limites à ne pas outrepasser car il n'hésitait pas à faire preuve de fermeté lorsque la situation l'exigeait. Certes amis, il prenait garde à ce que Yannis n'omette pas lequel des deux était le templier, le plus âgé et le plus prompt à ce que son statut soit respecté. D'ailleurs, il aperçut son collègue main au fourreau, prêt à user de son arme sans vergogne aucune pour apaiser les ardeurs du sorcier si celui-ci venait réellement à s'en prendre physiquement à l'orlésien. Il lui adressa un furtif mouvement de tête pour lui indiquer de ne pas agir immédiatement, simplement le temps que le tévintide daigne se calmer, ce qu'il finit par faire non sans arborer le discours usuel du mage tourmenté. Bras croisés, l'andrastien l'observait d'un oeil attentif, peu convaincu de sa bonne foi. Les dernières rumeurs ne lui prêtaient pas la plus virginale des innocences, mais comment savoir si leur source était authentique ou si tout n'était que calomnies ? Heureusement que certains pensionnaires fidèles aux moeurs chantristes du Cercle aimaient à laisser trainer leurs oreilles pour ensuite informer leurs supérieurs de leurs suspicions. Nombre de tentatives d'évasions avaient été évitées grâce à cela, même s'il fallait avouer que ces derniers mois avaient été témoins de bien trop de fuites. Il fallait espérer qu'Orlaïs n'en vienne pas à envoyer les Chercheurs, dans cette hypothèse, beaucoup de têtes risquaient d'être tranchées.

Finalement l'apprenti préféra changer d'endroit et peut-être retrouver la compagnie de ses congénères. Il était plus sage de l'accompagner, ce que Noah fit en adressant à nouveau un bref signe à son collègue pour lui assurer qu'il avait les choses en main. Il prit la suite de Yannis non sans donner suite à leur conversation.

« Les démons aussi ont plus d'un tour dans leur sac, ne les sous-estime pas. J'ai déjà vu des apprentis prometteurs succomber à la tentation et devenir des abominations, je ne souhaite cela à personne. »

Il le regarda.

« Malheureusement t'auto-convaincre ne suffira pas, tu dois faire tes preuves devant tes enseignants pour qu'ils t'estiment prêt. »

Mais le tévintide savait déjà tout cela, avait-il néanmoins conscience de ce qui l'attendait si les Enchanteurs et Irving décidaient qu'il ne serait jamais apte à passer sa Confrontation ? Devenir un Apaisé était peut-être aussi horrible que d'être possédé par un démon, mais cela était nécessaire pour les mages qui étaient jugés incapables de résister aux entités démoniaques. Owain, le responsable Apaisé de la réserve, était un automate apte à donner quelques frissons d'horreur à en voir son impassibilité totale. L'unique avantage tiré de ce mystérieux rite était la docilité des sujets une fois leurs émotions anéanties, même s'il était toujours délicat – ou particulièrement cocasse selon les opinions - de converser avec l'un d'eux. Malgré cela, la théorie seule que Yannis ne devienne plus que l'ombre de lui-même avait quelque chose de véritablement sinistre pour Noah qui le connaissait bien. Tacitement, cela était l'équivalence d'un deuil à porter, d'une condamnation à mort peut-être plus vicieuse qu'une simple dague envoyée en plein organe cardiaque. Il irait prier pour son âme et demanderait au Créateur de lui épargner un tel sort, mais finirait lui-même par l'accepter sans contester. Après tout, là n'était pas son rôle de décider de l'avenir des pensionnaires qu'il surveillait à moins que la magie du sang ne se manifeste. Ceci étant, il avait aussi le devoir de faire régner l'ordre et la discipline au sein de la Tour, principes auxquels l'apprenti avait failli manquer quelques instants auparavant. Alors que le binôme était sur le point de prendre un tournant pour grimper les escaliers et rejoindre le rez-de-chaussée, la main du templier s'aplatit sur le buste du mage pour l'arrêter et avoir son attention.

« Un détail, mon ami. Tu es prié de surveiller ton attitude autant envers les autres mages qu'envers les templiers. Je ne suis pas un animal sur lequel on lève la main à la moindre contrariété. »

Il se mit face à lui.

« Tu ne m'as jusqu'ici jamais manqué de respect, ce n'est pas aujourd'hui que cela va commencer. C'est la première et dernière fois que tu me menaces du poing, est-ce clair ? »

La sévérité qui se lisait dans les iris céladons de l'orlésien suffisait à résumer la déception qu'il avait ressenti lorsqu'il l'avait vu faire. Un ami, oui, un médiateur à ses heures perdues aussi, mais avant tout un homme qui respectait autant qu'il voulait être respecté. Son éducation en avait fait quelqu'un de naturellement bienséant, qui veillait à demeurer courtois le plus souvent possible mais qui ne supportait pas tous les écarts à une certaine rectitude. L'apprenti pouvait bien se renfrogner à sa guise suite à ce sermon à la limite du paternellement, Noah n'en avait cure, les choses se devaient d'être remises à leur juste place. Il ne lui tiendrait jamais rigueur de son acte à la condition qu'il ne le réitère pas et n'attendait pas d'excuses de sa part, ni même de réponse quelconque. Lapidant le plus jeune d'une oeillade accusatrice, il se radoucit à l'issue de quelques secondes de silence et reprit, plus sereinement.

« Que dirais-tu que l'on aille vérifier si tu as assimilé tes dernières leçons ? Je ne suis certes pas mage, mais je peux peut-être t'aider à t'entrainer un peu. »

A moins que le tévintide n'ait une autre idée en tête, cette option lui semblait intéressante dans la mesure où elle ne pouvait être que bénéfique pour Yannis.

Ce genre de conversation exaspérait Yannis au plus haut point, depuis dix ans qu’il était ici, jamais il n’avait eu l’occasion de passer la Confrontation. Non pas parce qu’il ne le souhaitait pas, mais parce que la magie élémentaire, au sens premier du terme, ne l’intéressait pas. Il ne voulait pas faire comme tous les autres pensionnaires de la Tour, et il se contentait de son don et de sa particularité. Jamais il ne renierait celle-ci. Mais Noah n’était pas tout à fait du même avis. Semblant totalement oublier les évènements ayant eu lieu quelques secondes auparavant, il aborda le fait que face à un démon, il pourrait céder et se laisser posséder, une bien triste fin, mais une fin envisageable pour les apprentis les plus faibles. Une chose que le tévintide n’avait pas envisagé, car elle ne lui plaisait pas tellement.

« Tout cela je le sais Noah.. Mais comment pourrais-je rattraper les autres ? Je ne suis qu’un novice dans leur domaine alors que je pratique mon art depuis bientôt dix années complètes. Comment serait-il envisageable de palier à ces lacuns ? Je n’en ai aucune idée.. Il faudrait que je dem.. »

Yannis n’eut pas le temps de terminer sa phrase, la main du templier se posa contre son torse et le plaqua presque contre le mur. Pris au dépourvu, le tévintide haussa les sourcils et leva les yeux vers son compagnon. Celui-ci lui rappela le principe de base et le fondement de leur relation, il était le templier, tandis que Yannis n’était que le mage. Ce dernier baissa les yeux, gêné et honteux de son comportement avant de hocher du chef en signe d’acquiescement. Cette situation avait eu l’effet escompté, une remise en place brève et efficace.
Un instant s’écoula, et la main de Noah n’exerça plus aucune pression contre lui, le tévintide se dégagea non sans un semblant de brusquerie avant de commencer à gravir les escaliers qu’ils étaient sur le point d’aborder.

« Faisons comme tu le souhaites.. J’ai tout mon temps quoi qu’il arrive. »

Cela sonnait plus comme un reproche qu’autre chose. A grandes enjambées, il arriva au sommet de ces escaliers qu’il avait tant de fois montés et descendus. Il ne fit pas l’effort d’attendre Noah, car il se doutait que son ami le suivait de suffisamment près pour le rattraper. Il déboucha sur le quartier des apprentis, au milieu du couloir. Ses yeux sombres balayèrent l’étendue du couloir, accompagnés par un mouvement de la tête. Suffisamment grand pour surplomber les quelques apprentis traînant dans à cette heure-ci, il chercha un endroit, où son acolyte accepterait de « travailler » avec lui.

« Une salle de cours vide.. A cette heure-ci ça ne devrait pas être trop compliqué.. »

En effet, le problème fut rapidement résolu, il n’eut même pas à jouer des coudes, une porte était entrebâillée, signe que la salle n’était certainement occupée par aucun mage. Yannis avance, de sa magnifique démarche nonchalante, s’écartant au dernier instant du passage d’un apprenti plongé dans son livre. Lorsqu’il se retrouva contre le battant en bois, il exerça une pression de la main dessus et constata que la salle était belle et bien vide. En gentilhomme, il pénétra le premier, puis fit signe à Noah de le rejoindre avant de refermer la porte derrière lui.

« Bien.. Et maintenant ? Que faisons-nous cher professeur ? »

Un sourire accompagna ses deux derniers mots, et il alla s’asseoir sur une table en attendant que Noah ne trouve quelque chose à lui faire faire. Probablement des sorts d’altération, l’école magique des apprentis, la première que l’on vous enseigne : Le bouclier magique est votre meilleur ami contre un autre mage, ou contre toute entité arcanique existante. Très efficace contre ces deux éléments, il reste totalement inefficace contre une attaque physique quelle qu’elle soit.
En entendant ce discours, Yannis n’avait à l’époque rien dit, mais après plusieurs années passées dans la Tour, il se demandait quel genre d’attaque physique il serait amené à rencontrer au sein de la Tour ? A moins qu’une armée de rongeur ne réussisse à traverser le Lac et à pénétrer dans la Tour, il n’imaginait aucun danger concret. . Et même en ce qui concernait les entités magiques.. Il serait confronté une fois dans sa vie à un démon, voilà tout.. Et les mages n’étant, en théorie, pas censés quitter la Tour, il ne voyait aucune menace sur ce point de vue-là.

« Je ne souhaite pas travailler Noah.. Raconte-moi plutôt comment se déroule une chasse à l’apostat ! Tu ne m’en as raconté qu’une seule, et c’était il y a près de dix mois.. »

On aurait dit un enfant quémandant une histoire à son père, mais c’était bien plus que ça, il souhaitait connaître le déroulement d’une chasse.. Pour savoir quelles étaient ses chances de s’en sortir une fois dehors. Car il avait peut-être une solution.

Même les plus précieuses des connaissances avaient parfois besoin de se refaire indiquer le nord au risque de s'égarer dans les contrées de l'indécence. Comme il n'y avait pas d'incertitude pour la bonhomie envers les mages, il n'y en avait pas non plus pour la discipline. Noah n'aurait pas admis d'objection à son blâme verbal qui aurait très bien pu se transformer en sanction physique s'il avait été question d'un autre templier, ce dont Yannis avait sans doute conscience. Heureusement il n'était pas de ceux qui réfutaient leur culpabilité pour le simple plaisir de le faire, et s'il ne reconnaissait pas ouvertement ses tords, au moins avait-il l'intelligence de ne pas en rajouter d'avantage. Son pantomime suffisait à miroiter sa compréhension mêlée à une pointe de mortification qui aurait promptement fait de disparaître. Tout deux n'avaient pas un caractère vindicatif, le Créateur soit loué pour cela, à peine les escaliers montés que déjà toute trace de brimade avait disparu de leurs physionomies. Quelques révisions ne seraient pas de trop pour un élève un peu trop négligent quant à son apprentissage, et le Premier Enchanteur était toujours ravi de constater qu'une concorde était plausible entre les opposés. Ne restait plus qu'à trouver une pièce dénuée d'une tiers présence pour prévenir une quelconque catastrophe, les accidents n'étaient pas rares lorsque l'on débutait dans le maniement d'un sort. Les quelques recoins restés calcinés au sein de la Tour pouvaient en témoigner, mais il n'y avait majoritairement que des dégâts matériels à déplorer, il était inusuel que cela se transforme en homicide involontaire. Il fallait espérer qu'aujourd'hui ne ferait pas exception à la règle, l'orlésien tenait à voir l'aurore de demain avec autant de membres et de capacités que la veille.

Déjà en pleine réflexion sur les sorts qu'ils allaient pouvoir exploiter ensemble, le templier suivait son ami en vérifiant au passage la quiétude et l'agitation usuelle des lieux. Il salua les homologues qu'il n'avait pas encore aperçus aujourd'hui puis fut invité à pénétrer dans une salle d'études visiblement vide. Une myriade d'ouvrages était encore disposée sur les grandes tables de bois rongé, restes de la dernière leçon donnée par l'un des Enchanteurs de Rang. Il saisit l'un des livres pour authentifier le thème de la page, en tourna certaines pour une lecture en diagonal alors que le tévintide le questionna sur le programme. Lui n'était pas un mage, encore moins un pédagogue digne de ce nom et ne pourrait qu'effleurer son sujet à défaut de pouvoir user de démonstrations. Mais il disposait néanmoins d'un avantage non négligeable dont Yannis n'avait cependant pas connaissance : lui s'était déjà rendu dans l'Immatériel et avait combattu une horde de démons aux côtés d'un Garde des Ombres. En réalité, il avait été livré à des entités diaboliques lors d'une mission, emprisonné par mégarde en leur compagnie sans possibilité de s'échapper puisque blessé. Ses collègues craignaient qu'il eut déjà été possédé et il eut fallut l'intervention casuelle d'un Garde pour un sauvetage. Tout ceci, c'était avant qu'ils ne soient tout deux emportés dans le monde des songes dans lequel l'orlésien aurait pu être victime des duperies démoniaques. Des souvenirs loin d'être agréables, mais il était heureux de pouvoir être encore apte à conter sa mésaventure à qui voulait l'entendre. Si le Chevalier-Sous-Capitaine de l'époque avait demandé de taire cette odyssée, celle-ci s'était naturellement ébruitée dans les quartiers de chevaliers chantristes. De ce fait, le jeune homme ignorait si les autres pensionnaires en avait eu vent puisqu'aucune interrogation ne lui avait été adressée de la part des mages et apprentis. A y réfléchir, peut-être que le tévintide était finalement au courant ? Cette hypothèse créa un certain malaise chez l'andrastien qu'il eut sitôt fait de balayer en se raclant la gorge, une main posée sur sa nuque.

« Commençons d'abord pas énumérer tes capacités. A ton âge, tu devrais maîtriser les bases de la magie élémentaire, mais il faut que tu saches aussi bien attaquer que te défendre. Nous allons... »

Alors que sa phrase s'était sensiblement mise en suspend, Yannis en profita pour s'extirper des obligations didactiques en s'intéressant à tout autre chose. Tel un chérubin quémandant un récit extraordinaire à une figure parentale, il désirait profiter des récentes aventures du templier pour pimenter son quotidien monotone. Une vie par procuration qui n'était pas pour ravir le plus âgé des deux compères, surtout lorsqu'il s'agissait de l'apostasie. Mais c'était un sujet obligatoirement abordé dans la vie d'un mage, même du Cercle. Cependant, comment s'improviser bon narrateur lorsque de son point de vu, les templiers jouissaient du bon rôle ? Le plus délicat dans ce genre de circonstances était de construire un récit suffisamment éthique pour être assimilé tel quel sans en faire une condamnation suraiguë. Généraliser le cas des mages n'était pas la solution la plus pacifique qui existait et il ne désirait pas se quereller de manière si puérile. Néanmoins, peut-être était-ce là l'opportunité rêvée pour le dissuader de toute tentative d'évasion, il ne pouvait passer à côté. Il referma l'ouvrage qu'il avait encore en main dans une mimique songeuse, prunelles redressées vers le plafond comme s'il cherchait ses paroles. Laquelle de ses missions allait-il pouvoir lui raconter... Toutes ne méritaient pas leur public, certains fugitifs étaient prêts à vendre leur âme à l'Archidémon lui-même pour ne pas être capturés. Le bon sens mourrait alors, en résultait toujours un funèbre dénouement pour le pauvre fou qui avait osé défier la volonté du tout puissant.

« Il n'y a pas grand chose à savoir, tu sais. »

Finit-il par lui avouer en le regardant.

« Quiconque possède un potentiel magique sans être annexé à un Cercle est voué à être traqué jusqu'à l'abdication ou la mort. Nous utilisons les phylactères lorsqu'il y en a, ils nous permettent de localiser le fugitif avec précision. Sinon, la population nous est d'une grande aide, d'innombrables partisans ne manquent pas de dénoncer les apostats par souci de sécurité. »

Son regard se posa sur un bouclier héraldique suspendu au mur.

« Il faut savoir que les templiers n'abandonnent jamais une traque, quitte à relayer l'affaire à des semblables d'une autre contrée. Les semaines, les mois et les années n'apaisent jamais un cas d'apostasie. »

Son but n'était pas d'effrayer ou même d'impressionner le jeune apprenti, ses dires n'étaient que pure véracité. Un apostat n'était par définition jamais libre de ses mouvements et surtout jamais assuré de sa sérénité. Ils avaient déjà vu des fuyards retrouvés après de longues années d'errance et reconduits à la case départ. La piété des templiers était telle qui bravaient n'importe quelle menace pour accomplir leur devoir, passant outre sentiments et miséricorde à quelques exceptions près. Il y avait évidemment des soldats plus extrémistes que d'autres et inversement, mais la notoriété de leur Ordre résidait néanmoins en la détermination sempiternelle des recrues. Tout le monde n'était pas en mesure de subir la pression et la dureté de leurs entrainements, ni même de leurs années de formation. Noah espérait être devenu aussi juste et droit que son paternel disparu depuis bien longtemps déjà. Ses yeux se mirent à scintiller de pieuse sincérité alors qu'il reprit calmement la parole.

« A chaque fois que je me lance à la suite d'un apostat, j'ai l'espoir d'être en mesure de le ramener sain et sauf. Mais lorsque ses actes outrepassent l'entendement, je suis contraint de laisser ma compassion de côté. Je me contente alors de le recommander au Créateur et de l'exécuter. »

Il croisa les bras et se tourna vers Yannis.

« Et puisque je n'ai aucune envie de te porter le coup fatal si tu échoues à ta Confrontation, nous devrions nous mettre au travail. »

Le tévintide pourrait se questionner quant aux actions de Noah à son égard s'il venait à revêtir le titre d'apostat, voire pire, celui de maléficien.

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